Moby Dick
Christophe Chabouté
Aujourd’hui, en 2015, plus personne ne se souvient que le fluide glacial désignait jadis un article de farces et attrapes. Il s’agissait de petites ampoules de verre contenant un produit qui, versé sur la chaise de la victime, prétendait donner à ses fesses une sensation de chaleur brûlante, suivie d’une impression de froid insoutenable, le tout garanti hilarant.
Aujourd’hui, Fluide Glacial ne désigne plus qu’une seule chose : l’empire de presse bâti par Marcel Gotlib, Alexis et Jacques Diament en 1975, soit il y a 40 ans tout rond (et oui !). A cette époque, Gotlib vient de se faire les dents sur l’Echo des Savanes avec la complicité de Claire Bretécher et Nikita Mandryka. L’expérience a tourné court pour ces trois auteurs échappés de l’écurie Pilote, mais le goût de faire un journal est bien là. Aussi, au moment de remettre le couvert, le dessinateur Alexis est embauché par Gotlib qui fait aussi appel à son vieil ami Jacques Diament pour l’épauler sur le plan administratif (les auteurs de BD, à plus forte raison les rigolos n’entendent souvent pas grandchose à ces questions). Le premier numéro arrive donc en kiosque au printemps 1975, publié par les éditions AUDIE, acronyme de « Amusement, Umour, Dérision, Ilarité Et toutes ces sortes de choses » qui éditera par la suite les recueils d’histoires sous forme d’albums.
Le 1er avril, paraît donc ce nouveau magazine plein d’humour ou plutôt d’« Umour et bandessinées » devrait-on dire. En couverture un fakir, stoïque, assis sur une énorme punaise. Le ton est donné. Au sommaire, Gotlib et Alexis, bien sûr, accompagnés de Forest, Lacroix, Masse et Solé. 52 pages de bandes dessinées en noir et blanc, parce que « l’humour n’a pas besoin de couleur ». D’abord trimestriel, il devient rapidement mensuel, rythme qui est encore le sien aujourd’hui.
Si en 1975 et dans les années qui ont suivi, on a vu fleurir beaucoup de titres de presse de bande dessinée, certains même directement inspirés du journal du duo Diament-Gotlib. Rares sont ceux qui ont survécu. C’est que Fluide fait office de fringuant dinosaure, arborant une santé insolente, laissant entendre que la rigolade est indémodable. Et passant le cap des 470 numéros en cherchant toujours à se réinventer.
Outre Gotlib et Alexis (inscrit à l’ours comme directeur de conscience dès le premier numéro), l’écurie Fluide compte des dizaines de noms d’auteurs humoristes, parmi lesquels Binet, Edika, Goossens, Maëster, Coyote, Lelong, Tronchet, Sattouf, De Pins, ou encore Blutch, Thiriet et Larcenet pour ne citer qu’eux et aura accueilli des auteurs prestigieux comme Franquin, Kurtzman,
Moebius, Bretécher, Druillet, Cabu…
De l’humour en bandes dessinées mais pas que. Fluide Glacial a su pervertir le roman-photo, le sortir de son placard parfumé à l’eau de rose pour en faire un autre moyen de se fendre la poire. Il a même poussé le vice jusqu’à transformer chaque parcelle du magazine en terrain de rigolade, du bon d’abonnement aux articles où l’on se cultive. Des rubriques et des textes que l’on doit notamment à Léandri le touche-à-tout, Casoar, Fioretto ou à l’éclectique Frémion, dont la Gazette, journal dans le journal, permettait l’émergence d’un courrier des lecteurs participatif saupoudré de gribouillages insolents des membres de l’équipe dans les marges qui sont depuis une des caractéristiques de Fluide. Réalisées lors des soirées de bouclages, dont la rumeur dit qu’on ne s’y ennuie pas, ces marges sont une occasion supplémentaire de nous faire rire en nous laissant contempler un bout des cuisines du journal.
Si Fluide reste toujours dans l’esprit de ses lecteurs le journal de Marcel Gotlib, les pères fondateurs ont depuis longtemps passé la main à d’autres rédacteurs en chef, chacun insufflant son grain de sel, de Jean-Chirstophe Delpierre à Yan Lindingre. Ce dernier ayant, comme Gotlib, la particularité d’être aussi auteur, comme un retour aux sources.
En quarante ans, il s’en passe. Il s’en passe de père en fils, de mère en fille, de père en fille, de mère en fils ou de père en mère, etc. (n’oublions donc aucune combinaison pour ne froisser personne). Chaque lecteur a son Fluide Glacial préféré, sa série, son époque, son auteur favori…
Fluide Glacial est devenu une institution de la rigolade bien au-delà des seules pages de la revue : depuis longtemps déjà, Les Bidochons sont une expression familière de la langue française ; la France sait pouvoir compter sur Superdupont, le superhéros à la cocarde toujours prêt à sauver la veuve et l’orphelin sur un ton patriotique parodique ; tout le monde a une Carmen Cru ou une Titine dans sa famille ; tout le monde aimerait avoir la même maman que Litteul Kevin ; Soeur Marie-Thérèse des Batignolles a su guider les masses vers la lumière. En 40 ans, les chutes d’Édika et les râteaux de Jean-Claude Tergal sont passés à l’état de légendes. Blotch ou Les professionnels ont montré la voie à toute une génération d’auteurs. Parmi les nouvelles icônes de cette improbable troupe, l’équivalent moderne du dahut, Pascal Brutal est un modèle pour les jeunes de demain. Les moustaches de Léandri sont classées au patrimoine de l’Unesco, L’encyclopédie des bébés s’est imposé comme un livre de référence dans les écoles de puériculture…
L’empreinte de Fluide Glacial dans notre temps et notre société est incontestable et indélébile… Depuis 40 ans et pour encore un million d’années (au moins)…
C’est une véritable rétrospective que propose cette exposition. Un voyage dans le temps sur quatre décennies, quarante ans qui ont marqués plusieurs générations de lecteurs et créé une bande dessinée d’un humour innovant, parfois grinçant, parfois décalé mais devenu culte depuis. L’occasion unique de découvrir les planches originales de tous ces auteurs mythiques ou en passe de le devenir et de visiter la véritable et authentique salle de rédaction du journal, animée de conférences, d’interviews, de rencontres, de démonstration de dessin et de toutes ces sortes de choses…
Dates Du 23 au 25 octobre
Lieu Salle du Grand Large, Palais du Grand Large
Public Tous publics
Thématique Grand public
Scénographie Nicoby, Terreur Graphique